Avec cet article je m'attaque à un sujet complexe et ô combien sensible : celui du stockage de déchets radioactifs de moyenne et haute activité à vie longue (MAVL et HAVL) à proximité du laboratoire souterrain de Bure (
Google Maps). Je précise tout de suite que cet article n'a pas pour vocation de défendre ou de critiquer l'industrie nucléaire, mais uniquement de s'interroger sur le devenir des centaines de milliers de mètres cube de déchets radioactifs accumulés depuis le début des années 70. La question n'est donc pas "pour ou contre le nucléaire ?" mais "les déchets sont là, qu'en faisons-nous ?"
Je vous présente mes excuses pour la longueur du billet mais, comme je vous l'ai dit, le sujet est complexe.
A l'occasion des
Rencontres d'octobre, organisées par la CCI de la Meuse, nous avons visité le laboratoire souterrain de Bure. Une visite de deux heures pendant laquelle l'
ANDRA (Agence Nationale pour la gestion des Déchets RAdioactifs) nous a présenté la gestion des déchets radioactifs avec, clou du spectacle, la visite guidée d'une maquette grandeur nature des galeries d'expérimentation, ainsi que la visualisation via caméras (au zoom défaillant) des véritables galeries d'expérimentation situées 500 m en dessous.
La première phase de construction du laboratoire s'est déroulée de 2000 à 2004 et a été accompagnée d'un suivi géologique qui a débouché, en décembre 2005, sur un
dossier remis au Gouvernement par l'ANDRA. Ce dossier conclut à la faisabilité de principe d'un stockage souterrain réversible dans l'argilite du Callovo-Oxfordien, et délimite une zone favorable de 250 km² autour de Bure où pourrait être implanté un centre de stockage. Suite à la publication de ce dossier, une loi a été votée en 2006 pour entériner le stockage géologique profond de déchets radioactifs comme solution de référence et donner à l'ANDRA les orientations futures de ses recherches :
- affiner les connaissances du milieu géologique pendant plusieurs années (d'où l'extension actuelle des galeries),
- déterminer plus précisément un secteur de 10 km² optimal pour le stockage,
- tester des prototypes d'alvéoles, robots, conteneurs, etc. qui seront utilisés pour le stockage.
Cette loi fixe également deux échéances :
- 2015 : instruction d'une demande d'autorisation de création du site de stockage, après débat public lol
- 2025 : mise en exploitation, sous réserve d'obtention de cette autorisation, après un vote du parlement fixant les conditions de réversibilité.
Vous vous en doutez, un tel projet pose beaucoup de questions, engendre des peurs, et mobilise les écologistes et les riverains contre lui, les principales craintes portant sur une éventuelle contamination de l'eau et la pollution de l'atmosphère par une remontée des radiations en surface. C'est pourquoi, très rapidement, l'ANDRA a mis en place une logistique d'information du public par des revues, des lettres d'informations, des supports scolaires, et bien sûr en aménageant un hall visiteurs en surface de son laboratoire de recherche.
Le moins que l'on puisse dire, c'est que le discours est bien rodé. Pour commencer, on impose son vocabulaire. Les déchets radioactifs deviennent des "colis", les réacteurs nucléaires des "tranches", et l'extraction de plutonium devient un "retraitement", terme extrêmement ambigu qui pourrait laisser penser qu'il s'agit là d'une solution au problème des déchets. Puis on tente de minimiser les dangers de la radioactivité (elle est présente dans la nature, elle est utilisée par la médecine, la Défense et la recherche). Enfin, on relativise la quantité de déchets nucléaires provenant de la production d'électricité en la comparant aux tonnes de déchets ménagers et industriels générées chaque année par l'activité humaine. Oui, les déchets hautement radioactifs ne représentent que 20 g par habitant et par an, mais si on fait le calcul, ce sera tout de même des dizaines de milliers de tonnes de HAVL et des centaines de milliers de tonnes de MAVL qui devront être stockées, qui plus est, en un seul et même lieu d'après le projet de l'ANDRA.
Ensuite on nous parle de la période des éléments radioactifs (durée au bout de laquelle la radioactivité d'un élément a été naturellement divisée par deux), et on nous précise que les déchets qui seraient succeptibles d'être enterrés autour de Bure ont une période supérieure à trente ans. Supérieur à trente ans ? Ca fait combien ça ? Trente-et-un ? Trente-cinq ? Cinquante ans ? Cent ans ? Mille ans ? Dix-mille ? Cent-mille ? On n'en saura pas plus lors de la visite, mais un petit détour par le site Internet du
CEA nous apprend que les déchets qui nous intéressent pourront avoir des période de plusieurs millions d'années.
Notre guide ne sera guère plus locace sur le niveau de radioactivité des déchets. On apprendra juste qu'elle est "Haute". En fouillant dans les document de l'ANDRA on découvre que cela correspond en moyenne à 10 milliards de Béquerels par gramme (le corps humain émet une radiation naturelle d'environ 0,1 Bq/g).
Pour prendre un exemple concret. Imaginons un élément dont la période radioactive est de 100.000 ans et dont la radioactivité est de 10 milliards de Bq/g. Cela signifie qu'au bout de 100.000 ans sa radioactivité ne sera plus que de 5 milliards de Bq/g. Sa radioactivité diminuant de moitié tous les 100.000 ans, elle atteindra la radioactivité naturelle du corps humain au bout de 3,4 millions d'années.
Vous l'aurez compris, une des exigences des "anti-Bure" est de rendre ce stockage réversible afin de pouvoir appliquer dans l'avenir à ces déchets des traitements qui ne sont pas encore au point aujourd'hui. On pense alors à la
transmutation. Bien évidemment ceci aurait un coût autrement plus conséquent qu'un simple trou, fût-t-il profond de 500 m.
Devant la mobilisation des opposants au stockage irréversible, l'ANDRA a donc modifié sa communication ; et annonce désormais une réversibilité pendant 100 ans (le temps de creuser le site de stockage et d'y amasser les déchets). Mais l'ANDRA n'a pas de pouvoir décisionnaire et il ne peut donc s'agir, dans l'état actuel des choses, que d'un effet d'annonce. Comme on l'a vu plus haut, c'est en effet le Parlement qui devra se positionner sur la réversibilité entre 2015 et 2025, après l'instruction du dossier et surtout après l'enquête publique. Bonjour la démocratie ! Et pour ajouter au doute, une question me vient à l'esprit : peut-on légitimement penser que le Parlement entérinera l'entreposage réversible, après que l'Etat ait dépensé des milliards pour mettre en place un système de stockage irréversible à 500 m de profondeur ?
Vous allez me dire : "Mon petit Bertaga, il faut que tu arrêtes ta parano d'eco-warrior ! Les scientifiques savent ce qu'ils font, et on peut faire confiance aux hommes politiques qui nous gouverneront dans l'avenir".
Ce à quoi je répondrai, d'une part, que les scientifiques, aussi rigoureux soient-ils, ne peuvent conclure au risque zéro en s'appuyant sur une campagne de mesures de quelques années extrapolée à l'échelle du million d'années ; et d'autre part, que cela fait longtemps que je ne fais plus confiance aux politiques en ce qui concerne la transparence des informations liées à l'industrie et à la recherche nucléaire (cf.
arrêté du 24 juillet 2003 relatif à "la protection du secret défense national dans le domaine de la protection et du contrôle des matières nucléaires").
Autre problème qui me gêne avec cette solution de stockage : le transport des déchets. Essayez un peu d'imaginer ces centaines de milliers de camions et de wagons, remplis de matières hautement radioactives, qui vont converger vers Bure en empruntant les réseaux routiers et ferroviaires civils. Quelle est la probabilité qu'un des véhicules ait un accident ou qu'il soit bloqué par des opposants ? Qu'est-ce qui se passerait si un seul de ces camions venait à être détourné ? Voici une liste d'incidents relevés par l'
IRSN.
Est-ce qu'un entreposage réversible en subsurface (quelques dizaines de mètres de profondeur) au sein de chacun des sites nucléaires existants ne serait pas une solution plus sûre ? Bien sûr, cela demanderait un investissement financier plus conséquent dans la recherche pour mettre au point de réelles solutions de traitement, et nécessiterait des moyens humains plus important en particulier en ce qui concerne la surveillance des sites sur des centaines d'années. Reste à savoir si le lobby nucléaire est prêt à en payer le prix...
Pour terminer sur une note un peu plus rigolote, j'aimerais revenir sur un des arguments de notre guide lors de la visite du laboratoire. Je le cite approximativement : "Avec le stockage (irréversible) on doit réfléchir avant pour prendre en compte tout ce qui pourrait arriver". Sous-entendu : ne vous inquiétez pas, on va penser à tout.
Alors je me suis amusé à regarder vers le passé pour voir si on aurait pu prévoir ce qui arrive aujourd'hui.
- Il y a 100 ans, la France et ses 40,7 millions d’habitants est loin de s'imaginer qu'elle va devoir affronter deux guerres mondiales, la décolonisation, la guerre froide, la disparition de l'URSS, ainsi que les crises financières et écologiques du XXe siècle
- Il y a 1000 ans, La Francie carolingienne, née du Traité de Verdun de 843, vient de céder la place à la France qui compte alors 8 millions d'habitants. Le pouvoir royal n'est ni héréditaire ni divin, et la Terre est toujours plate.
- Il y a 10.000 ans, la France compte 50.000 habitants. Alors que la dernière déglaciation prend fin, le niveau de la mer se situe à 55 m en dessous du niveau actuel. La disparition des glaciers ouvre l’Europe centrale aux cyclones atlantiques chauds et humides. Les mammouths ne résistent pas à la hausse des températures.
- Il y a 100.000 ans L'Homo sapiens prend peu à peu le dessus sur l'Homme de Néandertal et décide d'enterrer ses morts en se disant que comme ça, personne ne les trouvera. Loupé.
- Il y a 1 million d'années : le premier Homo erectus pose les pieds en Europe. Il se dit : "putain c'est la mort ici, elles sont où les gonzesses ?"
- Il y a 3.4 millions d'années (souvenez vous de l'exemple concret de tout à l'heure sur la vitesse de décroissance de la radioactivité) : L'Homo n'existe pas. Lucy et ses copines australopithèques bronzent sous le soleil d'éthiopie.
Voilà l'échelle de temps dont il est question avec les déchets nucléaires.
Au regard de ces bouleversements du passé, qui peut décemment prétendre qu'il maîtrise le futur, non seulement d'un point de vue géologique, mais également politique, économique et sociétal ? Qui peut jurer que jamais rien ne viendra bouleverser la fragile étanchéité des galeries de stockage de Bure ?
Pour plus d'informations sur le sujet : Légende des photos : 1. Le hall visiteur du laboratoire souterrain de Bure
2. Une maquette grandeur nature des galeries d'expérimentation
3. Appareils destinés à mesurer l'impact du dégagement de chaleur sur la roche
4. La réserve de carottes